Ce qui est bien avec le fait d’être mort, c’est que cela rend la vie beaucoup plus intéressante. Mais s’il y a bien une chose qui ne change pas, c’est le déplaisir que l’on éprouve à se faire réveiller en plein milieu de la nuit par son équipier frappant comme un sourd à la porte de sa cellule mortuaire.
— Allez Thomas ! Debout là-dedans ! crie-t-il.
J’ouvre les extensions ectoplasmiques qui me servent d’yeux pour constater que je baigne toujours dans la brume saumâtre des limbes.
— Si tu n’ouvres pas la porte, je risque pas de sortir de ma boîte, je réponds d’une voix pâteuse.
La plupart des morgues de la cité — elle en compte dix-sept, un nombre étonnamment élevé pour une ville de la taille de Liège — se sont depuis longtemps dotées de cellules en argent. Ça empêche les revenants, comme moi, d’en sortir à tout bout de champ. Ce qui, accessoirement, facilite le travail des légistes lors des dissections. D’expérience, je peux attester que voir un inconnu armé d’un scalpel ouvrir son cadavre de l’aine au menton est loin d’être quelque chose d’agréable. Même lorsqu’on a été détective à la criminelle durant vingt ans. Elles ont aussi l’avantage d’empêcher les spectres de dériver hors de la morgue durant leur sommeil.
La lumière s’engouffre dans l’obscurité lorsque Kowalski ouvre la porte de ma cellule, une seconde avant de faire glisser le berceau métallique sur ses roulements à billes. Il faut un moment à mes yeux pour s’habituer à l’éclairage cru des néons. Ayant abandonné tous mes muscles avec mon cadavre, je sais qu’il ne s’agit que d’une réaction psychosomatique. Mon esprit se persuade que je suis ébloui, donc je suis ébloui. « Je pense donc je suis » dans le texte. D’un geste souple, je me redresse sur mes pieds et m’avance vers mon équipier.
— T’es vraiment pas beau à voir, dit-il les yeux posés sur le berceau.
Je me tourne vers mon corps — son regard mort fixe le plafond lézardé de la morgue — et je suis bien obligé d’admettre qu’il a raison. Ma peau, d’une blancheur cadavérique, est marbrée de veinures bleutées. Le spectacle de ma queue reposant mollement contre ma cuisse a quelque chose de profondément déprimant. Je regrette soudain de ne pas m’en être servi plus souvent de mon vivant (pas faute d’avoir essayé). Je finis par me détourner en grommelant :
Un mois que je pourris dans cette morgue. Tu t’attendais à quoi ?
Je tire un paquet de cigarettes verdâtre de la poche de mon pantalon verdâtre et le présente d’une main tout aussi verdâtre à mon équipier. La projection ectoplasmique a beaucoup d’avantages, la nuance des couleurs n’en fait pas partie. Kowalski refuse en souriant. La blague est un peu éculée, mais mon équipier est un homme simple qui aime profiter des petites joies de la vie. À son tour, il me tend sa tasse de café bien réelle. En me concentrant suffisamment, je pourrais probablement la garder en l’air une bonne minute, mais elle finirait par se fracasser sur le carrelage de la morgue et je ne tiens pas vraiment à débuter ma journée en me disputant avec le légiste de garde. Marrant, j’avais été un vrai fils de pute toute ma vie et il avait fallu attendre que je meure pour m’adoucir un peu. Il est toujours plus difficile de se mettre en rogne lorsqu’on a plus les glandes indispensables à une mauvaise humeur chronique. Changeant de sujet, je demande :
— T’as du nouveau, Kowa ?
Mon équipier secoue négativement la tête. Sans surprise. Je suis néanmoins étonné que le chef le laisse poursuivre l’enquête sur mon meurtre. En vingt ans de service, un bon flic peut se faire un paquet d’ennemis. Le double pour les ripoux comme moi. Lorsque Kowalski était venu me chercher ce matin-là, il était tombé sur mon cadavre encore chaud, un couteau planté dans le dos. Quand je suis « revenu », trois jours s’étaient écoulés et, comme tous les autres macabs, je n’avais pas le moindre souvenir de ma mort ni des jours qui l’avaient précédée. Aujourd’hui, cela fait une semaine que ma vieille carcasse faisandée traîne dans la chambre froide d’une morgue miteuse de Liège et j’en suis toujours au même point. Par chance, le département a estimé que malgré tous mes défauts, je reste un assez bon poulet pour pouvoir continuer à bosser. Du moins jusqu’à ce que je me décide à franchir ma porte.
— Si t’as pas de nouveaux éléments sur ma mort, pourquoi t’es là ?
— Des scaphandriers ont retrouvé le cadavre d’une femme dans la Meuse, répond mon équipier avec son affabilité habituelle.
— Un meurtre ?
— À moins que la victime ait choisi de s’attacher elle-même les mains dans le dos avant de sauter à l’eau…
Ça, c’est ma ville ! Capable de vous planter un couteau au petit matin, de vous ramener à la vie — ou plutôt dans les limbes — pour finalement vous envoyer sur les traces du meurtrier d’une femme. Que demander de plus ?
— En route, dis-je en marchant vers la sortie de la salle d’autopsie.
Dans le hall, je croise Bill, le premier concierge de l’endroit. Comme d’habitude, il est occupé à passer une serpillière translucide avec le vain espoir de venir à bout de cette même crasse qu’il essaye de vaincre depuis plus de cent ans. Beaucoup d’autres fantômes auraient choisi de franchir leur porte plutôt que de s’infliger cette pénitence. Mais Bill s’obstine. Faut dire que la sienne est encore plus moche que celle qui me suit comme une ombre, ce n’est pas peu dire. Ce gars a dû faire quelque chose d’horrible de son vivant pour mériter un truc pareil : noir, racorni, puant le soufre et la corruption. Pas du tout l’aspect d’un passage vers le ciel et sa cohorte de chérubins grassouillets. Plutôt un aller simple pour les rivières de lave, les chambres de torture personnalisées et le vieux bouc aux pieds fourchus. Pour mériter ça, il faut avoir fait un truc vraiment moche — violer des gosses ou bouffer sa grand-mère… voir les deux. Mais bon, qui suis-je pour juger ?
Une fois dehors, mon regard s’arrête sur la Cité. Sombre, tentaculaire et foutrement dangereuse, la ville de Liège s’étend à perte de vue au pied de la colline de la Citadelle. D’où je me trouve, je peux voir son enchevêtrement de rues et de ruelles chichement éclairées. Il me suffirait de fermer les yeux pour sentir les relents moites et visqueux des quartiers sordides dans lesquels se mènent des affaires… du genre qui ne survivent pas aux rayons du soleil. Bordel, que j’aime cet endroit ! Même maintenant, parfaitement froid après avoir récolté dix centimètres d’acier dans le dos, je sais que je ne voudrais « vivre » nulle part ailleurs. Et certainement pas derrière cette porte ténébreuse qui me suit partout comme une ombre.
— On décolle ! dis-je après m’être installé sur le siège passager de la vieille Mancelle de Kowalski.
Je dois me concentrer pour ne pas passer à travers le véhicule lorsque mon équipier appuie sur l’accélérateur, mais finalement nous nous engageons dans la rue qui serpente de la citadelle jusqu’au cœur de la Cité ardente. Chez moi.